Des films et l'histoire

To Be or Not to Be d'Ernst Lubistch

LA SECONDE GUERRE MONDIALE

ENTRE DÉRISION ET COMBAT

Par M. AIT SAID

 

LE CHOIX DES ARMES : LA SATIRE

Il existe des œuvres cinématographiques qui, par leur lucidité et le talent de leur auteur, parviennent à analyser et à saisir l'actualité de leur temps avec une force particulière. Cette force leur permet de traverser les décennies et de conserver une authenticité qui ne se démode pas. Le Dictateur de Charlie Chaplin, réalisé en 1940, envisage le nazisme à travers son antisémitisme, son racisme et la mégalomanie de son chef. Charlie Chaplin utilise la satire pour arme principale. Cette scène fameuse concentre toutes les attaques de son auteur. 

 

L'angle de la satire est également celui choisi par Ernst Lubitsch dans To Be Or Not To Be sorti deux après. Le film n'a été présenté au public européen qu'après le conflit et en France sous le titre de Jeux Dangereux.

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Affiche française de To Be Or Not To Be

ENTRER DANS L'OEUVRE  

L'action du film se déroule à Varsovie en 1939. Les protagonistes sont des acteurs d'une troupe. Son directeur envisage de jouer une pièce critiquant le nazisme et mettant en scène Adolf Hitler. L'acteur qui incarne le dictateur allemand se nomme Bronski. Il est habitué aux rôles secondaires. Le metteur en scène a pensé à lui car, maquillage aidant, il lui trouve des traits communs.  Bronski veut parfaire sa prestation d'autant plus que le metteur en scène, visiblement lunatique, ne le trouve plus du tout ressemblant. Il décide donc de sortir dans la rue avec son costume de scène pour prouver qu'il y est convaincant et faire taire les critiques. Cette scène d'introduction est une annonce de ce que la suite prépare en guise d'humour et d'intelligence. Le spectateur qui voit le film pour la première fois ne comprend pas la scène. Lubistch, de manière délibérée, ne l'explique, par la suite, qu'à l'aide d'une ellipse. Astuce dont il est passé maître, et qui participe, outre Atlantique, à ce qui fut surnommé la Lubitsch touchL'étonnement du spectateur rejoint celle des passants. Le réalisateur pose d'entrée ce qui sera tout au long de l'œuvre le tempo d'un parallèle constant entre réalité des faits, du contexte historique, jeu des acteurs et des personnages. Le spectateur contemporain qui découvre cette œuvre peut être saisi par la sophistication de l'humour, l'audace de la satire et ce, dès cette séquence. Quand une petite fille demande un autographe à l'acteur, on comprend que nous entrons dans une dimension humoristique particulière. Lubitsch, dès les premières minutes, donne à rire, à s'inquiéter, à réfléchir. Réfléchir sur le rôle de l'acteur : personnage ou individu ancré dans son temps, ses réactions face aux soubresauts de l'histoire. 

 

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 Image capturée de la séquence dans laquelle Bronski sort dans la rue déguisé en Hitler

 


FOURBIR SES ARMES OUTRE-ATLANTIQUE 

Faisons un petit retour en arrière à la manière du réalisateur pour mieux comprendre sa démarche et l'inscrire dans son contexte historique. Ernst Lubitsch vient d'Allemagne. Il l'a quitté en 1922. C'est d'Hollywood, en observateur, qu'il assiste à la montée progressive au pouvoir des nazis. Né en 1892 dans une famille juive de Berlin, il n'a jamais été dupe des intentions expansionnistes d'Hitler et n'a jamais perdu de vue les racines antisémites du nazisme. D'Hollywood encore, il voit arriver progressivement toute une pépinière de cinéastes allemands et autrichiens fuyant le nazisme: Fritz Lang, Erich Von Stroheim, Friederich Murnau...  C'est par son humour et ses dialogues que Lubitsch compte combattre les nazis. Son succès critique et populaire est considérable aux États-Unis. Il enrage à tel point le régime nazi que celui-ci décide, en 1935, soit assez tôt, de le déchoir de la nationalité allemande. Lubitsch ne pouvait rêver meilleure consécration. D'autant que la même année, il est fait directeur de la Paramount. C'est le seul réalisateur en activité à diriger un grand studio. En 1936, il est fait citoyen américain. Il sait, dès lors, que l'Europe s'éloigne pour lui en tant qu'horizon et ce, au fur et à mesure que s'obscurcit celui de ses anciens compatriotes derrière les écrans de fumées des autodafés orchestrés par Joseph Goebbels.  Il sait que c'est d'Hollywood qu'il doit fourbir ses armes.  

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LE THÉÂTRE ET LA GUERRE / LE THÉÂTRE DE LA GUERRE

Revenons au film, à ses personnages et aux deux histoires qui s'imbriquent, la grande et la petite. La pièce dont le titre est Gestapo est interdite car elle risque d'offenser Hitler et les troupes allemandes menacent de plus en plus la Pologne. Nous sommes en août 1939 et c'est le classique Hamlet que la troupe reconduit. Quelques semaines plus tard,  la guerre est déclarée en pleine représentation avec ses sirènes et les refuges dans les sous-sols. C'est là que la troupe comprend les conséquences de ce qui se trame. Tout se dit de la défaite, de l'occupation et de la fin des libertés à venir, en seulement trois lignes de dialogue :

" Plus besoin de penser à la pièce nazie.

- Les nazis la jouent en beaucoup plus grand.

- Et aucune censure ne les arrête."

                                                                                                                                                                 capture-1-to-be-or-not.jpg

                                               La troupe réfugiée dans le sous-sol du théâtre lors de la première sirène annonçant le début de l'invasion allemande

Les acteurs ne s'y sont pas trompés. La guerre change tout. Ils ne peuvent plus exercer librement et, de ce fait, préfèrent mettre leur art entre les parenthèses de l'histoire.  Tous, tête d'affiche, seconds rôles et figurants, se retrouvent dans la même situation. La guerre les lie plus que jamais. Puisqu'il leur est impossible de jouer comme auparavant, pourquoi ne pas agir et résister ensemble ?  Penchons nous désormais sur les situations imposées par le contexte de résistance et le monde du théâtre.

 JEU D'ACTEURS ET RÉSISTANCE

Quelques instants après avoir vu "baiss(er)le rideau de la guerre sur la Pologne" quelques scènes furtives de résistance (bris de glace, graffiti, détérioration d'affiches de l'occupant), viennent donner le ton de ce qui est le thème central du film : la résistance. 

bris-de-glace-to-be-or-not.jpgSur cette nouvelle capture d'écran, c'est une vitrine présentant Mein Kampf, qui est délibérément brisée en pleine nuit. 

La résistance est alors partout et multiforme : vive et enjouée dans les salons éclairés londoniens, clandestine et nocturne en Pologne. C'est la nuit que va se jouer la contre pièce de la résistance. Tout comme se joue, en temps de paix, les représentations. En outre, la clandestinité appelle le déguisement. Cela tombe bien, nos protagonistes sont des acteurs et l'occupation les a désœuvré. Ne pouvant plus exercer pour de multiples raisons (théâtre réquisitionné, censure ...) les acteurs trouvent dans la résistance l'occasion de jouer. De plus, ils disposent des costumes de Gestapo, la pièce abandonnée et d'une galerie de personnages, du S.S au Führer en passant par les généraux. La confusion des mondes, réel et fictif, donne lieu à de savoureuses situations où le burlesque, le vaudeville  et l'espionnage sont saupoudrés par des dialogues incisifs. C'est dans ce type de tourbillon que se trouve entraîné le couple vedette, Joseph et Maria Tura, mariés à la ville. Lui, jaloux et impulsif, elle, vivant une amourette avec un pilote de l'armée polonaise entré en résistance et de retour à Varsovie. Ce cocktail explosif ne tarde pas à entraîner toute la troupe, qui semble-t-il n'attendait que cela. 

 

DES MOTS POUR DIRE, DÉNONCER ET DÉTRUIRE

 - Dire combien certaines situations imposées par l'occupant dépassent la raison, intègrent l'absurde.

 Une illustration de cette utilisation des mots : un espion arrive à Varsovie après avoir récolté à Londres de nombreuses informations sur la résistance polonaise. Il doit remettre ses informations à la Gestapo. Notre troupe s'organise et se déguise pour l'accueillir. Il transforme à toute vitesse le théâtre en un QG de la Gestapo. Les lieux sont comme les personnages, déguisés et maquillés dans l'urgence et selon les circonstances. 

                                                                                                                                                                       theatre-maquille-to-be-or-not.jpg

                                     Le théâtre maquillé en quartier général de la Gestapo

Notre espion est reçu par celui qu'il croit, en se fiant à son uniforme, être un général. C'est un acteur et il en fait trop. L'espion demande à un subalterne nazi (encore un acteur de la troupe) , comment un individu pareil a-t-il pu se hisser au poste de général. L'autre rétorque : " C'est le beau-frère de Goering". 

                                                                                                                                                                     ah-le-beau-frere-de-goering-to-be-or-not.jpg

            Notre espion esquisse une moue comme pour nous dire : "Mais c'est évident ! Comment n'y ai-je pas pensé avant ?" Cette même capture nous montre le dossier contenant les noms et adresses des principaux résistants polonais. 

Les dialogues renvoient souvent à un trait commun des organisations hiérarchiques et en particulier autoritaires. Ici, c'est le népotisme et le favoritisme qui sont croqués par les scénaristes et les dialoguistes. Ailleurs, dans le film, c'est le zèle des subalternes qui frise l'absurde. Autant de points que des historiens ont défriché quelques décennies plus tard. Ian Kershaw, dans Qu'est-ce que le nazisme ?, évoque cette pyramide de fonctionnaires subalternes qui appliquent avec zèle des consignes, ou des interprétations de consignes orales, venues de plus haut. Souvent cela se fit sans que des textes (lois ou décrets) ne soient signés.  En 1942, Lubitsch l'avait déjà très bien vu. 

- Dénoncer avec une tirade longtemps retenue le racisme et l'antisémitisme.

La tirade est celle du personnage de Shylock du Marchand de Venise, un prêteur sur gage juif. C'est l'une des plus fameuses du théâtre anglais. Ici, Lubitsch fait, par le dialogue, une référence au théâtre dans ce qu'il a d'immuable et d'universel, il le connecte au septième art comme héritier de l'art des planches, des acteurs et du verbe. En outre, le monologue original de Shylock avait déjà pour but de dénoncer un antisémitisme européen très anciennement ancré. En voici une traduction :  

                 

« Est-ce qu’un juif n’a pas des yeux ? Est-ce qu’un juif n’a pas, comme un chrétien, des mains, des organes, des dimensions, des sens, des affections, des passions ? N’est-il pas nourri de la même nourriture, blessé par les mêmes armes, sujet aux mêmes maladies, guéri par les mêmes remèdes, réchauffé et glacé par le même été et le même hiver ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourons-nous pas ? Et si vous nous faites du mal, ne nous vengerons-nous pas ? Si nous sommes semblables à vous en tout le reste, nous vous ressemblerons aussi en cela. »

— Acte III, scène I

                                     


Dans la scène de To Be Or Not To Be, l' acteur qui rêve, depuis le début du film, de déclamer ces vers, le fait devant son compagnon Bronski, à nouveau déguisé en Hitler. On a l'impression que dans son cinéma de combat et de farce, Lubitsch fait dire à un double ce qu'il rêverait de dire au dictateur s'il était face à lui. Lui dire en 1942 un texte de 1597, c'est détruire la barbarie et la bêtise par le verbe, la finesse du mot, lancé au bon moment par des personnages qui ont l'habitude d'apprendre leurs textes. 


TO BE OR NOT TO BE AUJOURD'HUI ? 

Quand on se réfère à l'oeuvre cinématographique qui illustre le mieux la satire du nazisme, c'est souvent Le Dictateur de Chaplin qui est cité. Le film de Lubitsch n'est une référence, dans ce domaine, que pour quelques puristes et c'est bien dommage. Il est toutefois étonnant de noter que ces deux oeuvres, conçues en pleine guerre, avec un minimum de recul historique, aient tant de force et de pertinence en 2013. Par la suite et pour de multiples raisons, le comique ne s'est que très rarement invité à traiter ces sujets . La Vie est Belle de Roberto Benigni s'y est essayée en 1998. Même si de nombreuses critiques ont dénoncé sa démarche, il a récolté de multiples prix internationaux et eu beaucoup de succès. Mais ce n'est que plus récemment que l'héritage du film de Lubitsch a été revigoré sur grand écran et là où on ne l'attendait pas. En effet, on ne s'attendait pas en 2009, avec Inglorious Basterds de Quentin Tarantino, de voir un tel feu d'artifices de clins d'oeil  à l'oeuvre de 1942. Tarantino comme Lubitsch cultive (de plus en plus) l'art du contre-pied. Ce ne sont plus des acteurs qui se déguisent, mais des soldats américains. Ce n'est pas un théâtre polonais qui est au centre de l'intrigue mais un cinéma parisien. Même si Inglorious Basterds jonglent avec différents genres cinématographiques, que sa violence est exacerbée et assumée, le film de Tarantino a le mérite, à sa manière, de faire revivre  To Be Or Not To Be.